jeudi 27 avril 2017

Un ordre pour tous, une femme aux yeux verts. De Ignacio Tomás

Dimanche 27 Avril, 2014

Province de Ségovie. Photo Sabine H.

Paco de Lucía, lorsqu’il joue « Ojos verdes », prodigue sagesse, théologie, connaissance ; quel plaisir de l’écouter, comme il me manque. Et je ne suis qu’un fan, un auditeur.

Borges raconte l’histoire d’un premier de classe érudit et savant qui tombe sur une tribu vivant dans une sauvagerie muette ; il décide de vivre avec ses membres pour les mettre sur la bonne voie: dans leur mutisme, ils se font comprendre, et l’érudit finit par se rendre compte que toutes ses idoles sont là: Aristote, Platon... Il voulait les convertir au savoir, alors que l’ignorant c’était lui.

L’ignorant c’était lui: cette certitude que démontre dans son intégralité l’effet Dunning-Kruger est la maxime sociale régnante. Chacun se considère assez savant pour imposer sa norme, peu se rendent compte de leur propre ignorance, encore moins la reconnaissent et lorsqu’ils sont humiliés, ils apprennent à nouveau: chacun veut imposer la société parfaite à tous les autres. Nous voyons dans cette répétition la redondance de l'ignorance persistante dans les structures que nous subissons aujourd'hui - car nous ne vivons pas et jouissons encore moins de la société d'aujourd'hui: nous la subissons. Les États-Unis veulent imposer la « démocratie » dans le monde parce que nous sommes tous des peuples attardés, eux sont les avancés. Ce peuple a de l'argent et des couches d'humilité: elle est si entière et propre qu’ils n’en ont rien utilisé.

Nous tombons tous dans l’un ou l’autre de ces pièges à un moment donné, et la réalité nous en libère: l’évolution c’est que pour être une femme, l’on doit t’offir un châle de Manille durant les courses de taureaux ; pour être un homme, l’offrir, ou être le torero; la musique émane du grégorien et a donné les orchestres et Bach ; de la même racine surgit l’évolution qui donne le flamenco, comme je l’indique dans « La Relation », dans mon « étude du temps ».

Tous convergent vers le nouvel ordre mondial: parce que « c’est le progrès », ou à cause du caractère inévitable d’un évolutionnisme transfusé à la société, par la force de la globalisation ou de l’anti-globalisation: tous convergent sur la « nécessité » d'un nouvel ordre mondial, les seules divergences sont dans la nuance - très légère - tant il est magnifié et acclamé par elle.

Tous se basent subrepticement sur la certitude d'une situation solide et irréversible, vers un avenir auquel tendre parce ce que c’est « le progrès », « l’évolution » - chez les plus audacieux, évolution qui est aussi irréversible et inévitable.

Ils disent ne pas croire en Dieu mais ils croient non seulement au caractère inévitable du destin, mais aussi en un destin déterminé à la connaissance duquel ils ont accédé – tous – par leur certitude scientifique inévitable ; et tous ont cette certitude, dans une pensée univoque ; aucun ne pense obéir à un Diktat: « Si deux personnes pensent pareil, il y en a une qui pense pour les deux », énonça Mark Twain: d’autant moins lorsqu’ils réfléchissent tous - la plupart - sauf exceptions très isolées.

Jusqu’au bachot, tu élabores ta légende personnelle, à laquelle tu t’accroches un temps: seul celui qui se libère de sa légende personnelle est mature; mais ceci exige de se pencher sur l'abîme, qui n’est pas un lieu facile; ainsi, la légende personnelle configure et définit ta vie: celui qui ne surmonte jamais cette étape ne se dépasse pas, il se stabilise dans un équilibre instable pour la vie: l'immaturité est plus légère. C’est au bachot que tous passent un examen que même s’ils réussissent, ils en ignorent toute la matière: la capacité de résoudre des équations du deuxième degré ne signifie pas leur compréhension; l'admiration d'un tableau n’inclut pas la compréhension du processus de l'art: personne en deuxième année de bachot ne comprend Saint Jean de la Croix et Sainte Thérèse, personne ne comprend le Romancero gitano, encore moins le Poète à New York; aucun enseignant ne peut expliquer le cubisme, le surréalisme, les supercordes ou l’histoire; si quelqu’un a une formation suffisante il connaît le sujet, nous supposons même qu’il le comprend: l'étudiant ne peut pas le comprendre, jamais d’emblée, jamais sans avoir fait un chemin dans la vie qui le conduise à un résumé ; au cubisme, à la déception, à la douleur ou à l'abstraction.

Il y a des cas exceptionnels: on les cache.

On ne peut la comprendre mais on l’approuve ; on ne la comprend pas mais on la divinise: c’est ainsi que l’on conçoit la « science » ; si quelque chose à un arôme, une odeur ou une apparence « scientifique », c’est bien; mêlez ça avec la légende personnelle, vous commencerez à voir l'ampleur de la catastrophe; ajoutons enfin que la seule certitude scientifique est technologique: tout mécanisme, dispositif ou système qui est justifiable est une certitude retentissante. (Escher est pourtant ignoré dans tout ce système d'analyse) C’est ainsi que la technologie est divinisée: Marinetti vilipendé, ses idées sublimées.

Il n'y a pas de place pour le mystère dans ce système: si j'étais un lecteur caché, je ne prétends plus comprendre le mystère. Le mystère est une vérité simple: il y a des choses que l’on ne comprend pas. Il y a des choses que je ne comprenais pas, il y a des choses que je ne comprends toujours pas mais je fais des progrès dans ma compréhension: j’essaie de  viser haut [estoy dando caza al alcance, référence au poème de Saint Jean de la Croix, NDLT]. Comprendre qu’il y a des choses qu’on ne peut pas comprendre, c’est assumer le mystère de la vie. Ainsi, une ancienne religion qu’il y avait en Espagne – elle s’appelait catholicisme – énonça la Très Sainte Trinité : c’est incompréhensible, c’est l’œuvre de Dieu : il y a au-dessus de moi une entité supérieure que je ne comprends pas, à la compréhension de laquelle je n’accède pas et dont le dessein est insondable : la Très Sainte Trinité existe, je ne le comprends pas, mais je laisse dans un coin de la soupente cette certitude qui me justifie dans l’humilité : j’arrive où j’arrive, et avec un effort, je fais un pas de plus.
Qui fait l’effort.

Tout comme tu as passé l'examen sans connaître le sujet, tu avances dans ton imaginaire de certitudes scientifiques fondées sur des rigueurs technologiques, en ignorant ton incapacité manifeste: nous sommes tous des super-héros en slip; pas tous ne mûrissons (de fait, je me promène toujours avec mon sabre laser) ; la conscience sait que tu es « incomplet », raison pour laquelle tu t’intègres dans la société, tu as besoin de société pour « être », même si en réalité tu ne fais que parader avec ta légende personnelle: tu n’es pas, tu parais; tôt ou tard ton costume tombe: actuellement, Les habits neufs de l'empereur sont à la mode à cause du scientisme ; moi, qui suis unique, je pense toujours au retable des merveilles de Cervantes. Penrose est beaucoup plus ennuyeux, vraiment, et moins réel, moins magique: je me suis conformé aux mantras, amplement: seulement, moi, j'ai lu les livres, et oui j’ai fait des efforts de compréhension, et j’ai réfléchi selon ce critère: tous savent la vérité sauf moi.

Et je vais, cultivé et instruit, faillible et erroné, conscient de tout ceci et cherchant sans cesse: quaerendo invenietis, que chacun fasse avec ce à quoi il consacre son temps.

Si tu te justifies en société, tu as besoin de la mode pour y être et ne pas perdre ton emploi, ou celui auquel tu aspires: la propagande là-dehors sait très bien diriger ses messages pour que tous aspirent à un statut ou le désirent, s’adaptent à une mode, agissent et vivent d'une certaine façon ; même tes désirs sont conduits: c’est ainsi que s’est imposée la correction politique : s’il est bon de savoir l’anglais pour comprendre des choses étrangères, on en est arrivés à ce qu’il est devenu nécessaire ; maintenant, aujourd'hui en Espagne, l’on se vante fièrement de son ignorance de sa langue et de sa connaissance de l'anglais.

Peut-on être plus stupide.

Se basant sur le scientisme, les anti-américains furibonds réclament maintenant – toujours à grands cris, toujours en majorités – un système américain d’organisation nationale; sur la base de ce même scientisme, l'histoire refuse de s’adapter à une réalité qui se désagrège de partout: dans l’horrible passé, des historiens diplômés et connus ont proclamé que « Le cid était franquiste » et toutes les conneries de sublimation infantiles « les miens ont toujours été les bons, même avant » ; le passé doit être terrible pour justifier les actions d’aujourd’hui, les actes, les attitudes et les exaltations, parce qu’il n’y a « pas d'autre choix » et parce que c’est pour « un avenir meilleur » ; chaque nouveau jour est l'avenir promis hier, et c’est chaque jour pire. Il y a toujours une justification pour toute gaffe, on avance vers ce futur promis et prometteur, de terres de promiscuité, de promesses de délices et plaisirs impérissables.

C’est dans ce magma humanoïde que s’est assise la certitude de la « démocratie » ; le système s’installe à sa guise: bien que nu comme l'empereur dans ce retable des merveilles, l'affaire ukrainienne met tout en évidence. J’ignore la solution ou les intentions de Poutine ; mon admiration pour le peuple russe est manifeste ; j’ai écrit sur la beauté des femmes ukrainiennes. Ce n’est pas ceci que l’on élucide ici: le fait est que le système mis en évidence préfère mener une guerre (62, modelo para armar) [roman de Julio Cortázar, NDLT] plutôt que de reconnaître son échec, accepter son erreur, s’annuler et mettre de côté et laisser la place à un système basé sur un passé qui lui, avec certitude, a transmis évolution et connaissance.

Je suis très proche d'un ukrainien, et plus encore des ukrainiennes ; au XVIIème siècle, la noblesse européenne allait chercher épouse là-bas ; les femmes y sont des beautés légendaires – je le confirme; je suis très proche d'un nord-américain et d’un russe: beaucoup plus proche de ces gens que de mon gouvernement; et eux plus proches de moi que de leur gouvernement ; pourtant, ceux qui dirigent disent qu'ils représentent le peuple, cette entité aussi mythologique que le Sphinx.

Sur cette base, personne n'ose prendre parti en Ukraine depuis l'extérieur, personne ne choisit un camp car l'empereur est nu ; même les membres les plus visibles du système sont mis au grand jour: nous ne savons pas si « les autres » sont mauvais, mais nous nous sommes rendus compte  que « les nôtres » ne sont pas les « bons ».

Ni le choc de la propagande, ni aucun Circus Maximus ne parviennent maintenant à nous distraire de la réalité; les légendes personnelles sont toutes tombées, partout; le système technologique tombe le masque, apparaît au grand jour: ces légendes pourront encore s’imposer quelque temps, mais tous les mensonges sont tombés; tout est mis en évidence. Ce système mort meurt en tuant. Même si les acteurs du système persistent dans leur scientisme, leur nouvel ordre et leur troisième voie, nous savons que toutes ces arguties ne sont que ruses du système pour sa propre perpétuation.

Un disque posthume de Paco de Lucía est paru qui m’émeut profondément: il y a des choses inévitables, ce qui n’est pas le cas de la structure de l'Etat ou la société aberrante que l’on veut nous imposer coûte que coûte.


Mais dans les fissures il y a Dieu, qui rôde.

Traduction : Sabine Haxhimeri

jeudi 16 février 2017

Hommage au Dieu Apollon

Dans ma reconversion professionnelle du monde de la musique 'classique' au monde de l’assurance en 2010, le plus douloureux à vivre a été la méconnaissance du grand nombre de ce qu’est l’administration de la musique et des arts en général. Lorsque je dis que j’ai travaillé durant 17 ans au Staff de l’Orchestre de Chambre de Lausanne, on me demande souvent si je faisais ça à côté de mon travail; dans mon poste actuel, on a eu tendance à vouloir m’expliquer au début comment faire une photocopie et prendre un message téléphonique…

Pareil pour les musiciens de l’orchestre, à qui on demande parfois s’ils font ça à côté de leur job. Il faut expliquer, expliquer et encore expliquer que le métier de musicien professionnel est un vrai métier, exigeant et éprouvant. Heures de répétitions; toujours il faut remettre l’ouvrage sur le métier, et le trac est à la hauteur de ce que l’artiste peut être exposé et mis à nu devant son public. Astreinte à la discipline, douleurs articulaires – les musiciens sont parfois assimilables aux grands sportifs ! S’ils sont fortement syndiqués, c’est précisément parce qu’il y a eu tendance dans l’histoire à les payer au lance-pierre, sous prétexte qu’ils exercent un métier qu'ils aiment.

Travailler dans la culture, dans un théâtre, dans un musée, dans un conservatoire, ce n’est pas une sinécure, un bénévolat pour dames oisives. En ce qui concernait mon occupation, il s’agissait d’assurer, avec mes 8-9 collègues et sous la houlette d’un administrateur-homme-orchestre lui-même, la parfaite organisation d’une centaine de concerts donnés annuellement en Suisse et dans le monde par un orchestre d’une quarantaine de musiciens : une PME en marche. Recherches de financements, gestion des personnels, du budget, logistique, lutrins, pianos, plateaux, partitions, tournées, publications, publicité, vente de billets, relations publiques, presse, auditions, relations avec les politiques, multiples réunions, etc. J’en oublie. Tâches vastes, complexes, délicates, stressantes. J’ai le souvenir de périodes « coup de feu » d’octobre à avril, où le téléphone ne dérougissait pas de la journée.

Administrer un orchestre, c’est un métier complet que je comparerais à celui de l’architecte, qui doit planifier à long terme et réunir de multiples corps de métier pour faire aboutir son projet. Au bout de tant de brassage de paperasseries, de négociations à l'interne comme à l'externe, la récompense, c’est … le concert, la musique ‘live’, les musiciens qui se sont faits tout beaux et qui s’animent, le programme imaginé trois ans en amont qui prend vie sous vos yeux et dans vos oreilles ! Un miracle en équilibre.
Le paradoxe est que pour ménager cette magie, l'activité des ‘petites mains’ doit rester invisible, en coulisses, c’est là toute l’ingratitude et à la fois la noblesse de ces métiers.

Les arts, la musique, c’est une marchandise aussi, qui s’échange, et lorsque vous avez 1'500 personnes qui ont acheté un billet de concert, elles ont une exigence légitime à «consommer» un événement à la hauteur de ce qu’elles en attendent. Sérieux, professionnalisme et qualité sont de mise.

J’en viens au vif de mon sujet : il m’est maintenant insupportable d’entendre certaines réflexions  - non réfléchies - sur les métiers de la culture ; souvent, ce qui est non-formulé, c’est que ce n’est pas un business vital, essentiel. Les arts seraient ‘inutiles’, un ‘luxe’. Or c'est le contraire ! La musique et les arts sont essentiels et nourrissent notre âme. Ils nous transcendent et malgré leur apparence éphémère, sont pérennes et transmettent l’esprit, la vie.

(Le parti pris de l''inutilité' de l'art nous vient de la société du profit, c'est idéologique. Il fut des temps ou l'on trouvait naturel de payer les heures de l'ouvrier qui embellissait un plafond avec une moulure, le tailleur de pierres pour ajuster longuement une voûte, le peintre pour parer un mur ou une église).

A l’inverse, je trouve qu’il est bien inutile, vain et polluant de construire et vendre à outrance des voitures, des frigos, des gadgets, des téléphones, des habits, de l’électroménager à la noix, toutes choses matérielles et superficielles qui finiront leur stupide vie d’objets inanimés à la poubelle, dans leur obsolescence programmée. La fameuse société de con-sommation n’apporte rien à l’humanité, au contraire, elle appauvrit les êtres et les asservit.

Courte vue ont aussi ceux qui critiquent la subvention publique dans les arts : elle permet justement de les rendre accessibles au plus grand nombre, puisque s’agissant d’artisanats de haut niveau, ils ont un coût élevé. La qualité a un prix, oui ; à partir de là, à nos sociétés de savoir ce qu’elles veulent léguer à leurs descendances : Justin Bieber ou Mozart, Lady Gaga ou Chopin, Rieu ou Chaplin, David Hamilton ou Goya (non, pas Chantal : Francisco), Paris Hilton ou Basquiat. Sans compter que les retombées tangibles, positives, de l’investissement public dans ce domaine sont avérées ; elles sont profitables à nos communautés, économiquement et culturellement.

Le meilleur des mondes… serait celui où, nécessités vitales minimales comblées (nourriture, logement, mobilité - je ne parle pas là de moyens de transport mais d'ouverture des frontières), les êtres humains échangeraient essentiellement de la musique, des écrits, de la poésie, des dessins, des idées, de la peinture… Mais je rêve.

A Bons Entendeurs, salut et considération.